Après un premier article traitant de la pensée progressiste et humaniste de Simondon vis à vis de l’objet technique, nous proposons d’aborder la pensée d’un philosophe et sociologue de prime abord sur un positionnement tout à fait opposé : Jacques Ellul (1912-1994). Notamment à travers une de ses œuvres majeures : le Système Technicien (1977).
De la Nature à la Technique.
Note avant lecture : pour Jacques Ellul, les termes « Technique » et « Technicien » s’entendent au-delà du machinisme pour aller vers « la méthode la plus efficace » (in La Technique ou l’Enjeu du siècle). Il peut s’agir des techniques psychologiques, éducatives, agricoles, économiques, etc.
Dans les civilisations traditionnelles la Technique était subordonnée à des impératifs : biologiques, guerriers, religieux[1], etc. Il était possible de pousser une Technique ou au contraire de la freiner, voire de la supprimer, la Technique étant alors dominée par les croyances et la religion.
Par conséquent, la Technique servait à faire quelque chose, elle était plutôt stable et sans grande évolution. Une Technique pouvant mettre des décennies, si ce n’est des siècles à changer. Il s’agissait avant tout de miser sur une forme de stabilité avec la Nature comme source d’inspiration d’un modèle de vie[2] (alternance jour-nuit, saisons, limites géographiques et climatiques, etc.).
Mais à partir du 15ème siècle s’est installée une critique quasi systématique de tout ce en quoi l’Homme croyait : religion, tradition, coutumes, etc. L’Homme s’est senti capable de faire ce qu’il voulait avec le soutien des progrès scientifiques – à commencer par Galilée et Copernic- qui brisent les concepts établis depuis des siècles.
C’est à cette période que l’expansion coloniale européenne a réellement débutée. Pour Jacques Ellul, ce moment marque une étape importante dans la mondialisation d’un Système technicien. En effet, les européens se sont appuyés sur les richesses des colonies pour alimenter leurs modes de productions, ils ont ensuite supprimé l’agriculture traditionnelle pour la remplacer par une agriculture intensive, voire industrielle. Et pour cela, les populations ont été forcé à obéir par les techniques européennes : les armes, l’habillement, la religion, les moyens de transport, l’éducation, etc.
Les Européens ont donc détruit des structures sociales et des croyances, leur compréhension du monde et de l’univers en la remplaçant par leur Technique. « Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique. »
Le Système Technicien comme asservisseur de l’homme.
L’exemple de la colonisation illustre la façon dont Ellul aborde la Technique : elle a écrasé le sacré qui venait de la Nature, pour devenir elle-même un objet sacré.
En effet, l’Homme a toujours respecté le sacré. Mais la Technique ayant vocation à dominer voire à détruire la Nature, elle a fait disparaître le caractère sacré de celle-ci pour ensuite la remplacer.
Jacques Ellul s’interroge alors sur la Liberté de l’Homme dans un système Technicien.
Lorsque la voiture nous promet la liberté d’explorer le monde, nous sommes pourtant plusieurs millions à emprunter les mêmes routes des vacances le même jour. Nous sommes alors une masse cohérente prise dans des contraintes techniques : les congés payés, le système autoroutier, les vacances scolaires, les promotions du secteur touristique, les capacités techniques de la voiture, etc.
Sans compter que la voiture est elle-même un objet sacralisé. Lors d’une manifestation, ce qui scandalise avant tout les gens, c’est le fait de brûler une voiture…
De plus, le système Technicien tend aussi à déresponsabiliser les Hommes.
Ainsi lors d’une catastrophe industrielle (rupture d’un barrage, marée noire, explosion d’un usine, etc.), personne n’est réellement responsable. Est-ce le géologue, le météorologue, les ingénieurs, les ouvriers, les politiques, les financeurs ? Les tâches techniques sont divisées, par conséquent la responsabilité l’est autant. Pour Jacques Ellul, il n’y a plus d’Homme libre car chacun est enfermé dans sa tâche et se déresponsabilise. Il cite notamment le témoignage d’un nazi du camp de Bergen-Belsen lors des procès de Nuremberg, celui-ci expliquait alors que la mort des détenus lui importait peu car sa mission consistait avant tout à ce que les fours crématoires ne tombent en panne…
Sans compter que la Technique ne permet pas qu’on la juge (d’un point de vue éthique et moral), pourtant porter des jugements était une des plus grandes libertés de l’Homme. Mais le technicien qui se moque du jugement n’est pas libre en ce sens qu’il est conditionné par son éducation, ses pratiques et les objectifs à atteindre. Il fait ce que la Technique exige de lui : si c’est possible pourquoi ne pas le faire et pourquoi me juger ?
Il y a donc bien un conflit entre la liberté et la Technique.
L’ambivalence de la Technique se paie.
Pour Jacques Ellul, tout progrès technique se paie d’une manière ou d’une autre. La Technique n’étant ni bonne ni mauvaise, elle est ambivalente : elle est à la fois bonne et mauvaise. Et c’est cette ambivalence qui fait dire à Ellul qu’elle a un prix.
Ainsi, les historiens expliquent le soutient des Allemands au chancelier Hitler car celui-ci a su mettre en place un système technicien efficace : redémarrage de la croissance économique, baisse de l’inflation, diminution du chômage, relance de l’industrie, expansion territoriale, pangermanisme, etc. Mais le prix à payer pour ces avancées techniques aura été terrible.
La Technique cherchant en permanence l’efficacité vise à une augmentation de puissance et donc des risques. Ces risques, une fois révélés étant alors palliés avec une nouvelle Technique. Souvent considéré comme un fondateur de la pensée écologique moderne, Ellul explique par son propos les crises climatiques, alimentaires, énergétiques, urbaines, économiques, etc.
Ainsi, il présente le Capitalisme comme un profiteur victime de ses conséquences. Tout le monde profite et subit en même temps dans un mouvement qui accélère sans laisser apparaître de fin. C’est un système qui fonctionne parce qu’il fonctionne…
Mais tôt ou tard, la recherche permanente d’efficacité et de puissance de chaque Technique va nécessairement créer un blocage des unes des autres. La courbe de croissance va diminuer, Ellul dès les années 60 prédit alors une décroissance.
Remplacer la réflexion par le reflex.
La Technique parce qu’elle est à la recherche de l’efficacité nous oblige à aller de plus en plus vite. Un des effets de cette recherche permanente d’efficacité est la substitution de la réflexion par le réflex. La réflexion consistant à réfléchir sur une expérience après qu’elle ait été faite, tandis que le réflex tend à la réalisation de l’action sans la réfléchir.
La Technique demande donc à ce qu’on ne réfléchisse pas. On peut illustrer ce point de vue par la conduite automobile, le travail à la chaîne, le marketing, voire le neuro-marketing…
Jacques Ellul s’est particulièrement penché sur la publicité et l’époque des médias. Pour lui, le système Technicien parce qu’il a remplacé le sacré a créé un vide chez l’Homme qui ne sait plus où trouver de sens dans sa vie. Pour échapper à cette dynamique morbide, l’Homme fragilisé et seul cherche refuge dans le divertissement (ou les techniques de médicamentation). Et ce divertissement est lui-même technicisé à travers les médias et la publicité, à l’aide notamment d’une technique du XXème siècle : la psychologie.
L’avènement de l’image animée à domicile a permis d’aller toujours plus vite, avec toujours plus de puissance (du noir et blanc à la couleur, du cathodique à l’écran plat, de 3 chaînes à plusieurs centaines, du Hertzien à la SmartTV …) pour ne plus avoir à réfléchir.
Et c’est cette absence de réflexion qui constitue un bien-être chez l’Homme, en échange de sécurité, de facilité de consommation et de divertissement. Pour le système technicien, c’est le loisir qui permet à l’homme d’accepter le système.
Mais pour Ellul, l’homme abandonne alors sa situation de sujet en étant trompé par la société technicienne. Il cesse d’être un sujet au profit de mensonges, de manipulations qu’il entretient lui même.
C’est ici un point important : il n’y a pas de méchant ou de gentil, nous sommes tous responsables du système technicien ; manipulateurs et manipulés en même temps ! Complices dépossédés de nos capacités de maîtrise et de critique.
Une pensée pessimiste ?
Jacques Ellul l’affirmait : être pessimiste dans une société comme la nôtre ne peut conduire qu’au suicide.
Ses contradicteurs proposaient de répondre par une fuite via le divertissement. Laissons les gens tranquilles, gardons le reflex de la société technicienne au détriment de la réflexion.
Mais pour Ellul, la réponse vient au contraire de la prise de conscience de ces conditionnements techniques. Donc d’une réflexion garante de la liberté. Car c’est en prenant conscience de ce qui nous détermine, que nous actons notre liberté[3].
Dès lors que le système technicien est démonté, la liberté est possible.
Mais il ne s’agit pas pour autant de dire que le système technicien n’a pas de prise sur moi (c’est qui serait totalement faux), il s’agit de le comprendre pour le maîtriser et ne pas être dupe.
Cette liberté retrouvée, permettra alors de partir à la recherche de sens qui, pour Ellul, consiste par conséquent en une remise en cause radicale de la vie moderne.
En effet, nous sommes entourés d’objets actifs et efficaces mais qui n’ont pas de sens[4]. La Technique n’est pas porteuse de destin, la subir n’est pas une fatalité.
Bien entendu, cet accès à la liberté ne sera pas facilité (nous sommes moins efficaces que la Technique) mais ce n’est pas insurmontable. Jacques Ellul propose d’ailleurs que cette lutte contre la fatalité technicienne soit portée progressivement par des petits groupes d’humains s’adressant à d’autres petits groupes d’humains. Il s’agit là d’éducation permettant la prise de conscience de l’individu. Cet individu que le système technicien ne supporte pas, car c’est le système qui veut nous imposer notre façon de penser.
La médiation numérique et la pensée de Jacques Ellul.
Passer du Réflex à la Réflexion.
Prenons le cas d’un iPad tout juste déballé. Une fois allumé, il est demandé quelques informations personnelles, le mot de passe du réseau WiFi et c’est tout. L’interface apparaît alors sans curseur ni fenêtre, résumant chaque usage à une icône et un nom d’application : calendrier, courrier, photo, web, etc. L’appareil est donc tout de suite opérationnel.
Mais avec les seules informations personnelles fournies au premier allumage, tout un système se met en place :
- géolocalisation
- suivi des usages à des fins publicitaires
- création de notifications (Push)
- conseil à l’achat d’applications complémentaires
- cookies
- relations entre l’adresse e-mail, le carnet d’adresse et les réseaux sociaux
- sauvegarde des données dans le Cloud
Mais l’interface simple (voire gamifiée) du iPad évite d’avoir à s’en soucier. Le tactile permet de relier l’écran au doigt (sans l’intermédiaire de la souris). L’utilisation de l’appareil devient un réflex au détriment de la réflexion, le système technique[5] n’y étant pas favorable.
Le médiateur, dans son propos ou dans ses actions, est en capacité de faire prendre conscience à ses usagers du système technicien en place dans les environnements numériques. C’est son rôle d’éducateur qui doit amener à libérer les pensées.
Donner du sens à la Technique.
Mais au-delà se cette prise de conscience, le médiateur numérique doit aller plus en loin en construisant une prise de conscience critique qui donne du sens à la Technique.
Il ne s’agit pas seulement de dire comment cela fonctionne mais pourquoi.
L’animateur, au sens étymologique, peut donner une âme dans l’approche de la Technique numérique. Pour Jacques Ellul, la Technique bien que n’ayant pas de sens en elle-même est devenue pourtant porteuse de sacré.
L’animateur ou le médiateur numérique, en déconstruisant le fonctionnement des environnements numériques œuvre à désacraliser la Technique pour une meilleure appropriation de celle-ci par les publics et pour des choix éclairés.
Ainsi, lorsque Amazon me conseille l’achat d’un livre, ce n’est ni une démarche amicale ni même une démarche humaine, c’est un algorithme aveugle qui s’appuie sur des données statistiques et commerciales. Ce même Amazon dont la capitalisation boursière dépasse le PIB du Bangladesh et dont le dirigeant investit dans la presse, les vols spatiaux, la neuro-technologies, les véhicules avec chauffeur, l’impression 3D, etc.
Amazon n’est donc pas seulement un site de e-commerce, c’est un système technique complexe qui nécessite d’être décrypté pour être compris et utilisé en connaissance de cause.
Ansi, alors que Simondon voyait dans la Technique un produit, voire une part, de l’Homme, Ellul considère celle-ci comme faisant partie d’un système propre avec ses règles, son autonomie et son oppression liberticide. Et c’est notamment par l’éducation que le système sera compris, révélé afin de libérer l’Homme. Vaste programme pour les médiateurs numériques 😉
Webographie
Association internationale Jacque Ellul
http://www.jacques-ellul.org
L’article Wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul
Une série d’entretiens avec Jacques Ellul.
[1] Selon Ellul, les Egyptiens n’auraient pas utilisé la roue (utilisée en Mésopotamie dès 3100 av. JC) du fait de sa ressemblance avec le disque solaire, lui-même sacré.
[2] L’Homme serait fait pour vivre avec le « temps » de la Nature alors que la Technique lui permet de s’en soustraire et de vivre dans un monde « anormal ». Le scaphandre permettant ainsi de vivre dans un monde inadapté pour l’Homme…
[3] Dans le film Matrix, c’est lorsque que Néo a pris conscience de la Matrice qu’il a pu s’en extraire.
[4] Lorsque Big Blue a battu Kasparov aux échecs, il ne jouait pas aux Echecs, il a mobilisé des algorithmes permettant d’être plus efficace que son adversaire…
[5] Il est intéressant de noter que certaines fonctions sont cachées ou verrouillées. Elles ne sont accessibles qu’après un déverrouillage illégal créé par des Hackers…