Philosophe du milieu du XXéme siècle, Simondon (1924-1989) a été récemment redécouvert et d’aucuns voient dans sa pensée les fondements du transhumanisme.
A l’issue de la seconde guerre mondiale, les sociétés occidentales sont traversées par une technophobie (peur de la technique). La puissance technique militaire déployée durant les combats ayant accéléré une crainte du remplacement, voire de l’écrasement de l’homme et de sa pensée par la machine. Marx ayant notamment abordé cette question dès le milieu du XIXème siècle lorsqu’il théorise le rapport entre l’Homme et la Machine dans le Travail.
Pour Simondon, cette technophobie est avant tout un fait psychologique et social qui caractérise la culture occidentale[1] et serait due avant tout à une dichotomie entre Culture et Technique, associée à certaines idées fausses et dépassées dues à une méconnaissance de l’objet technique.
La dichotomie que pointe le philosophe s’explique tout d’abord par un rapport au temps différent, entre une Culture qui nécessite une temps long pour se construire là ou la Technique est en perpétuelle amélioration ou renouvellement.
Par conséquent, la Culture entraine l’humaine à adopter deux attitudes contradictoires vis à vis de la Technique :
– soit l’appréhender comme un simple ustensile[2],
– soit la doter d’intentions (bonnes ou mauvaises).
Pour remédier à cette situation, la culture doit prendre conscience de la réalité humaine qui réside dans la réalité technique. La Technique n’est pas auto-réalisatrice, elle est le fruit de l’Humanité depuis le premier Silex jusqu’au sous-marins nucléaires.
Et pour Simondon, cette prise de conscience ne pourra se concrétiser qu’avec l’aide d’une médiation, notamment philosophique, qui jouera son rôle d’intégrateur et de réparateur de la rupture entre la Culture et la Technique.
Et dès les années 1950, propose alors de créer une nouvelle discipline : la Technologie (ou Mécanologie[3]). Tout en tendant progressivement vers une intégration de la Technique dans la Culture.
Ainsi, avec une telle discipline, il sera possible de réconcilier l’homme à l’objet, de penser la technique avec l’homme. Et pourquoi pas de lier l’homme et l’objet, via des couplages novateurs comme la transindividualité ou le transhumanisme qui permettrait de sortir de l’aliénation à l’objet pour aller vers une synergie.
Du mode d’existence des objets techniques.
En 1958, Simondon publie Du mode d’existence des objets techniques.
Alors qu’il existe des objets esthétiques ou sacrés, pourquoi n’existerait-il pas des objets techniques, porteurs de sens ? Bien qu’il s’agisse d’objets non vivants, ils sont créés, utilisés et détruits par le vivant. Il y a donc une relation directe entre le vivant et l’objet technique.
Cette relation pouvant être considérée comme une domination de l’homme par l’objet (entraînant une technophobie trop facile), Simondon avance que la technicité d’un objet technique de réside pas dans son usage mais dans un fonctionnement, c’est à dire une suite d’opérations.
La technicité ne vient donc pas de ce qu’on peut faire avec l’objet, mais du comment fonctionne celui-ci. La répétition des gestes estompant trop souvent les capacités et fonctionnalités de la machine (« Du moment que ça fonctionne, pourquoi m’intéresserais-je à son fonctionnement ? »).
C’est avec une telle approche qu’il est possible de sortir d’une pensée magique de l’objet, la Technique étant alors un espace de progrès objectif dont on peut suivre l’évolution, la construction. Ainsi, un téléphone s’inscrit dans une lignée phylogénétique[4] quasi darwinienne, il n’est pas apparu spontanément pour répondre à l’usage « je veux parler à quelqu’un à distance ».
Et alors que Marx dénonçait le machinisme contre l’homme, Simondon veut démontrer que la machine n’y est pour rien, qu’elle n’est que le fruit d’une histoire entre l’homme et l’objet. Une histoire qui pourra donc aller jusqu’à une synergie cybernétique.
Le propos de Simondon s’oppose donc au « facile humanisme » technophobe au profit de ce qu’on peut appeler un « humanisme difficile » où la Technique et la Culture se rapprocheront au point de fusionner.
La médiation numérique et la pensée de Simondon.
Tous les médiateurs numériques ont connu des usagers pour qui l’informatique était chargée d’émotions, de malveillance, voire de volonté propre : l’ordinateur ne veut pas marcher, il ne m’aime pas, l’imprimante ne fonctionne pas juste pour m’énerver, etc.
Bien que caricaturaux, ces propos sont emblématiques d’une pensée magique autour de l’informatique. Or, une telle pensée empêche d’aller vers une compréhension de l’objet et donc de sa maîtrise. Ce que l’April dénonçait d’ailleurs en février 2014 : « Les logiciels privateurs se sont attachés depuis des années à infantiliser nos rapports avec l’informatique, partant du principe que moins nous en saurions, plus nous nous comporterions en clients captifs[5] ».
Aux débuts de la médiation numérique, la plupart des ateliers autour de la prise en main de l’informatique débutait par un ordinateur « éventré » qui permettait de montrer les différents éléments matériels et expliquer leurs interactions. Tout comme la dissection a permis de démystifier le corps, l’ouverture d’un ordinateur permettait de démystifier son fonctionnement.
Or, avec l’avènement des ordinateurs portables, des smartphones, des tablettes et prochainement des objets connectés, combien de médiateurs numériques prennent le soin d’ouvrir ces matériels alors qu’ils sont pensés pour ne pas être ouverts ni modifiés. Il s’agit de produits finis qui amènent tout de suite à l’usage (une tablette numérique est immédiatement opérationnelle) au sein le plus souvent d’éco-systèmes tout aussi clos et qui cachent la manière dont ils fonctionnent…
Il s’agit donc pour les médiateurs numériques de veiller à sortir les usagers de cette pensée magique autour du numérique, basé lui-même sur l’informatique. Ce que certains appelleront des fondamentaux, certes austères, mais que le médiateur professionnel saura rendre agréable et compréhensible.
De plus, pour Simondon, l’objet est le résultat d’une histoire et d’un rapport à l’homme. Internet n’est pas apparu par enchantement le 1er janvier d’on ne sait quelle année, il est le résultat d’une histoire humaine. Il serait en ce sens utile de rappeler que ce sont les militaires américains, durant la guerre froide, qui ont commandé ARPANET, le réseau à l’origine d’Internet. Or, quoi de plus humain que la guerre ?
Rassurer les publics et « réhumanisant » le numérique (de l’humain cristallisé d’après lui) est une des voix de compréhension de son fonctionnement qui facilitera le développement d’une Culture numérique. Cette Culture numérique correspondant à ce que Simondon préconisait : un rapprochement de la Technique et de la Culture.
Pour résumer :
– ne cachons pas le fait que le numérique n’est que le remplaçant du multimédia qui lui-même est issu de l’informatique. Or, l’informatique s’appuie sur les algorithmes mis en œuvre dans un espace matériel (ordinateur, smartphone, frigo connecté, etc.). Ainsi, chaque objet numérique est un ensemble de fonctionnalités qui permettent un usage ; l’objet ne peut se résumer à l’usage au risque d’oublier comment il fonctionne. Le développement actuel des Coding Goûters et des FabLab va dans ce sens de réapprendre ce que sont ces fonctionnalités.
– l’objet technique est le fruit d’une longue histoire mue par l’homme. Un iPad ne s’est pas généré spontanément depuis le vide, il est l’histoire d’un ensemble de techniques initiées par l’homme, poussé par des motivations bien humaines. Nos usagers doivent voir au-delà de l’usage pour comprendre les enjeux et l’histoire humaine qui a permis d’y arriver.
Webographie
La biographie de Gilbert Simondon sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Gilbert_Simondon
Site d’information sur son oeuvre : http://gilbert.simondon.fr
Présentation d’un colloque qui s’est tenu en août 2013 à propos l’impact de la pensée de Simondon sur de nombreux sujets de recherche : http://www.ccic-cerisy.asso.fr/simondon13.html
Bibliographie
Du mode d’existence des objets techniques, Gilbert Simondon, Editions Aubier 2012 (parution originale en 1958)
Simondon, Jean-Hugues Barthélémy, Figures du savoir 2014
Pour un humanisme technologique. Culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon, Xavier Guchet, PUF 2010
[1] Le rapports de Japonais à la Technique étant alors totalement différents. Les philosophies et religions japonaises permettant de considérer qu’un objet puisse être « animé » au sens où il dispose d’une âme.
[2] Cf. Travailleurs sociaux et informatique.
[3] Terme inventé par Jacques Lafitte en 1932.
[4] La phylogénie permet de retracer l’évolution du vivant, à travers notamment des arbres phylogénétiques proches des arbres généalogiques.
[5] In Libération, 25 février 2014 – page 23




